
De la microbiologie pour ceux qui ont les crocs
L’apprentissage et la mémoire des abeilles dépendent des bactéries intestinales
Les bactéries peuvent être bonnes ou mauvaises, mais contrairement aux croyances populaires, la plupart sont bonnes. Certaines de ces bonnes bactéries sont en fait un composant majeur de notre corps et de celui d’autres espèces. Les microbiomes intestinaux de presque toutes les espèces ont évolué pour jouer un rôle essentiel dans la survie de l’espèce. Les vaches, par exemple, possèdent des bactéries symbiotiques spéciales qui leur permettent de digérer et de récupérer les nutriments d’aliments autrement indigestes pour les mammifères, comme l’herbe (cellulose). Il est également largement établi aujourd’hui qu’un microbiome intestinal sain est crucial pour la santé et joue des rôles majeurs dans la modulation du métabolisme et des fonctions immunitaires chez les mammifères et d’autres espèces.
Récemment, des études ont également mis en évidence un lien fonctionnel entre les fonctions neurologiques et les microbiomes des mammifères. Un exemple de ce phénomène est démontré par le rôle du microbiome intestinal dans le métabolisme du tryptophane produisant la sérotonine, une molécule responsable du contrôle de notre humeur et de notre sommeil dans le cerveau. Dans ce cas, la perte d’un microbiome intestinal sain pourrait réduire les niveaux de sérotonine et, par conséquent, entraîner une mauvaise humeur et un mauvais sommeil au fil du temps.
Ce lien entre le cerveau et l’intestin a incité Zheng et al. (2022) à se demander si ce lien entre le microbiome intestinal et le cerveau s’étendait également aux comportements sociaux et à la cognition de l’hôte. Pour étudier cette question passionnante, ils ont utilisé les abeilles comme organisme modèle, car elles possèdent un microbiome intestinal spécialisé et de petite taille (facile à manipuler) et forment des communautés hautement sociales et interactives. On sait déjà que le microbiome intestinal des abeilles joue des rôles précis dans l’homéostasie immunitaire, le métabolisme et la résistance aux agents pathogènes. Le microbiome intestinal de l’abeille est également impliqué dans la communication entre les abeilles.
Zheng et al. ont exposé des abeilles domestiques à des traitements antibiotiques et les ont renvoyées dans les ruches pour observer les changements dans leur comportement/santé par rapport aux abeilles non traitées (Figure 1). Ils ont constaté que l’exposition aux antibiotiques, qui perturbait le microbiome intestinal, rendait les abeilles moins fertiles et qu’elles produisaient moins de descendants. Il est intéressant de noter qu’elles semblaient également souffrir de malnutrition. La question s’est alors posée de savoir pourquoi les abeilles étaient mal nourries et si cela avait un rapport avec leurs fonctions neurologiques, notamment en ce qui concerne leur mémoire et leur apprentissage olfactif.
Ils ont donc choisi d’explorer davantage ces caractéristiques, car elles sont importantes pour nombre de leurs comportements sociaux, tels que la division du travail, la reconnaissance de la parenté et l’accouplement. Comme prévu, les abeilles dont le microbiome intestinal était perturbé ont obtenu de moins bons résultats que les abeilles dont le microbiome était sain dans une tâche d’apprentissage olfactif où elles devaient associer une odeur particulière à une récompense en sucre (figure 2). De plus, aucune des abeilles dont les microbiomes étaient perturbés n’a pu se souvenir de l’association odeur-récompense lors d’une tâche de mémoire ultérieure. Cela montre comment le microbiome intestinal a affecté les capacités d’apprentissage et de mémoire des abeilles.
Les chercheurs ont approfondi cette observation qualitative sur le terrain en utilisant des approches génétiques quantitatives pour déterminer les changements au niveau génétique. Ils ont constaté que les abeilles dont le microbiome intestinal était sain présentaient des profils d’expression génétique cérébrale distincts de ceux des abeilles dont le microbiome était perturbé. En particulier, les microbiomes intestinaux perturbés régulaient à la baisse l’expression de nombreux gènes importants pour l’apprentissage et la mémoire des abeilles.
Les chercheurs ont ensuite voulu déterminer le mécanisme par lequel ces microbes intestinaux influencent la mémoire. Ils ont donc effectué une analyse métabolique pour comparer les différences entre les abeilles traitées aux antibiotiques et les abeilles non traitées. Les différents microbes intestinaux ont modifié le métabolisme du tryptophane, un acide aminé essentiel à la croissance et au développement.
En particulier, il existe deux voies de dégradation du tryptophane, comme le montre la figure 3, l’une médiée par les enzymes des microbes intestinaux (enzyme ArAT, conservée chez certaines espèces de microbes intestinaux) qui produit des dérivés indoliques (connus pour être importants pour le maintien de la santé intestinale) et l’autre médiée par les enzymes de l’hôte qui produit du Kyn (associé aux maladies neurodégénératives). Globalement, leur étude montre que les microbes intestinaux sains exprimant l’enzyme ArAT, qui dans le cas des abeilles domestiques était Lactobacillus apis, favorisent la dégradation du tryptophane par la voie indole et limitent la voie Kyn qui produit des métabolites nocifs pour la fonction neurologique.
Maintenant qu’ils savaient que le métabolisme du tryptophane était modulé par Lactobacillus apis, ils voulaient savoir comment cela entraînait des changements de comportement entre les deux groupes d’abeilles. Ils ont observé que les dérivés indoliques produits étaient des ligands d’un facteur de transcription intestinal, AhR ; autrement dit, les deux s’assemblent comme un puzzle et entraînent l’activation d’autres fonctions importantes, comme la mémoire et l’apprentissage (figure 3). Ils ont confirmé ces résultats en traitant un groupe d’abeilles saines du microbiome intestinal avec un antagoniste de l’AhR (une molécule qui inhibe l’activation et la fonction de l’AhR) et ont observé une dégradation des performances lors de la tâche d’apprentissage et de mémoire olfactive (figure 2).
Ces résultats sont assez fascinants car ils révèlent un rôle critique supplémentaire que le microbiome intestinal et les bactéries individuelles peuvent jouer chez l’hôte. Si cette étude a démontré le rôle des bactéries intestinales dans la régulation de la mémoire et de l’apprentissage chez les abeilles, elle pourrait également avoir des parallèles chez les mammifères. Par exemple, les microbes intestinaux régulent également le métabolisme du tryptophane, ce qui pourrait avoir un rôle important dans nos fonctions neurologiques. Il serait donc très intéressant d’explorer le rôle du microbiome intestinal des mammifères dans l’apprentissage et la mémoire.
Featured image: By Ivar Leidus – Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=50535031
Traduit par Anaïs Biclot