Les phages réinterprètent le code génétique

                              

De la microbiologie pour ceux qui ont les crocs


Les phages réinterprètent le code génétique

La capacité de lire les instructions stockées dans l’ADN sur la façon de fabriquer des protéines est cruciale pour toutes les cellules vivantes. Ce flux d’informations est régi par deux processus : la transcription et la traduction. Au cours de la transcription, l’ADN est copié en une séquence d’ARN messager (ARNm). Ensuite, pendant la traduction, la séquence d’ARNm est utilisée comme modèle pour construire une séquence d’acides aminés lors de la synthèse des protéines. Dans ce cas, trois nucléotides de l’ARNm, appelés codons, spécifient un acide aminé particulier. Certains codons, les “codons stop”, indiquent à la machinerie de traduction de la cellule de mettre fin à l’ajout d’autres acides aminés. Cet ensemble de règles que les cellules doivent suivre pour traduire en protéines les informations stockées dans leur ADN s’appelle le code génétique, et ce dernier est hautement conservé à travers la vie.

Traduction des protéines. Les molécules d’ARNt fournissent des acides aminés au ribosome (un composant de la machinerie de traduction de la cellule) sur la base du code spécifié dans la séquence d’ARNm. La chaîne d’acides aminés s’appelle un polypeptide. Source

Ceci étant dit, il existe des personnes qui enfreignent les règles. L’un de ces groupes est constitué de virus infectant les bactéries, appelés phages. Les phages sont des parasites obligatoires, qui dépendent de leur cellule bactérienne hôte pour les ressources nécessaires à leur survie. Par exemple, de nombreux virus ne codent pas leurs propres mécanismes de traduction des protéines et doivent donc détourner les capacités de leurs hôtes pour fabriquer des protéines virales. Curieusement, des recherches récentes ont révélé que de nombreux phages ont “recodé” leurs codons stop et les ont réaffectés à des acides aminés. Les scientifiques sont maintenant curieux de savoir pourquoi certains phages ont développé des codes incompatibles avec les systèmes de traduction de leurs hôtes bactériens.

Dans une étude récente, Borges et al. ont adopté une approche computationnelle pour caractériser les phages dont les codons stop sont recodés. Le but de leur travail était de comprendre le mécanisme du recodage et la fonction potentielle du recodage dans la biologie des phages. Ils ont découvert une utilisation répandue des codons stop recodés dans plusieurs familles, ou clades, de phages. Ils ont découvert six de ces clades, qu’ils ont nommés Garnet, Amethyst, Jade, Sapphire, Agate et Topaz.

Les chercheurs ont identifié plusieurs façons dont les phages pourraient réassigner les codons stop aux acides aminés. Par exemple, ils ont découvert que de nombreux phages codent pour des molécules appelées ARN de transfert suppresseur. En général, les ARN de transfert (ARNt) sont un élément clé de la traduction des protéines, car ils sont chargés de livrer l’acide aminé, correspondant exactement au codon spécifié, à la machinerie de traduction. Lorsqu’un codon stop est rencontré, aucun ARNt ne délivre d’acide aminé, et la synthèse des protéines est interrompue. Ainsi, les ARNt suppresseurs codés par les phages, contrairement aux ARNt “typiques”, sont capables de reconnaître les codons stop standard et d’insérer un autre acide aminé.

ARN de transfert (ARNt). L'”anti-codon” de l’ARNt reconnaît le codon dans la transcription de l’ARNm pour délivrer l’acide aminé lié. La valine est l’acide aminé représenté sur cette figure. Source

Il est intéressant de noter que tous les gènes d’un même génome de phage ne sont pas recodés. Le plus souvent, un code alternatif est employé dans des régions définies du génome du phage, comme les gènes de structure et de lyse. L’expression des gènes de structure et de lyse permet au phage d’emballer son matériel génétique, de tuer sa cellule hôte, puis d’infecter la cellule hôte suivante. Ces ensembles de gènes sont souvent régulés avec précision dans un phage, car ils entraînent un changement de mode de vie important, de la dormance dans la cellule hôte à la mort cellulaire et à l’infection d’un nouvel hôte. En revanche, les gènes qui permettent au phage de s’intégrer dans le génome de l’hôte et d’établir la dormance utilisent principalement le code génétique standard. De même, les gènes qui codent les ARNt suppresseurs ont également tendance à utiliser le code standard.  

Ces résultats ont suggéré aux chercheurs que le recodage génétique pourrait jouer un rôle dans la régulation de la décision de passer à la lyse du phage.  Le modèle est le suivant : lorsqu’un phage infecte un hôte, le phage produit des protéines compatibles avec le code standard (en utilisant la machinerie de l’hôte bactérien). Chez certains phages, les protéines produites à cette étape établissent une dormance dans la cellule hôte. Ensuite, les molécules du phage qui sont des “changeurs de code” sont produites, comme les ARNt suppresseurs. Par conséquent, les produits génétiques recodés qui n’étaient pas fabriqués à l’origine sont maintenant synthétisés, ce qui déclenche la lyse de la cellule hôte et la dissémination du phage.

Les résultats de ce travail soulignent la possibilité d’un recodage génétique comme moyen supplémentaire pour les phages de contrôler leur mode de vie. À l’avenir, la recherche devra se concentrer sur la validation expérimentale du modèle proposé dans ce travail. Par exemple, les chercheurs n’ont pas identifié d’ARNt suppresseurs dans tous les phages qui utilisent le codage alternatif. Une possibilité est que, dans le cas de deux phages co-infectant un hôte bactérien, les phages qui n’hébergent pas d’ARNt suppresseurs pourraient exploiter les ARNt suppresseurs produits par le phage co-habitant. Une autre possibilité est qu’il existe d’autres mécanismes de recodage qui n’ont pas encore été découverts. De même, on ne sait pas ce qui contrôle l’expression des changeurs de code dans ces phages, et la réponse à cette question pourrait nous aider à mieux comprendre les diverses entrées que les phages utilisent pour réguler leur biologie.


Article original: Borges, A.L., Lou, Y.C., Sachdeva, R. et al. Widespread stop-codon recoding in bacteriophages may regulate translation of lytic genes. Nat Microbiol 7, 918–927 (2022).

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Traduit par Anaïs Biclot