‘You are what you eat.’

                              

De la microbiologie pour ceux qui ont les crocs


‘You are what you eat’ 

Tu es ce que tu manges – le microbiome intestinal des chauves-souris peut-il apporter la preuve de cette vérité généralisée ?



Les interactions hôte-microbe jouent un rôle central dans l’histoire écologique et évolutive de la vie sur Terre. On pourrait même aller jusqu’à les qualifier de facteurs de façonnement, car de nombreux animaux se sont adaptés à leur régime alimentaire (actuel) par une combinaison d’adaptations physiologiques et de voies nutritionnelles codées par le microbiome intestinal. Il n’est donc pas surprenant que les bactéries intestinales résidant dans de nombreux groupes de vertébrés reflètent l’histoire évolutive et les stratégies alimentaires de leur hôte ; ce phénomène est appelé phylosymbiose. Cependant, si de nombreuses études récentes font état de modèles de phylosymbiose, peu d’entre elles examinent les contributions fonctionnelles de ces microbes aux habitudes alimentaires de leur hôte. Il est donc impossible d’évaluer correctement le véritable impact des symbiotes microbiens sur la forme physique et l’évolution de l’hôte.  

Un groupe de scientifiques dirigé par Melissa R. Ingala a émis l’hypothèse que les fonctions du microbiome devraient varier chez les mammifères ayant des régimes alimentaires différents. Pour vérifier cette hypothèse, ils ont examiné les voies nutritionnelles prévues (c’est-à-dire de la nourriture à la source d’énergie utilisée par l’hôte) de 545 échantillons du microbiome intestinal de plus de 500 chauves-souris (13 familles, 42 genres, 60 espèces). Les chauves-souris constituent un modèle idéal pour ce type d’étude car elles suivent un régime alimentaire très spécifique selon l’espèce de chauve-souris. En outre, elles habitent également différentes régions du monde, ce qui nous permet d’examiner les mécanismes qui ont conduit des espèces de chauves-souris géographiquement séparées à s’adapter à des régimes alimentaires similaires.

Figure 1. Caractérisation des chauves-souris individuelles échantillonnées dans cette étude. L’origine biogéographique des chauves-souris est indiquée dans l’anneau de tuiles le plus extérieur et leur niche alimentaire est indiquée par l’anneau de tuiles le plus intérieur. L’arbre phylogénétique au milieu indique comment les différentes espèces de chauves-souris sont liées les unes aux autres – plus de distance équivaut à plus de distance évolutive entre les espèces. Image copiée de Ingala, M.R., Simmons, N.B., Dunbar, M. et al. You are more than what you eat : potentially adaptive enrichment of microbiome functions across bat dietary niches. anim microbiome 3, 82 (2021). https://doi.org/10.1186/s42523-021-00139-8.

Les voies nutritionnelles examinées dans cette étude résultent du profilage microbien et fonctionnel d’échantillons de guano de chauve-souris – le guano est simplement un mot scientifique pour désigner le caca séché de chauve-souris. En bref, les scientifiques ont extrait l’ADN microbien de ces échantillons de guano de chauve-souris, qu’ils ont ensuite analysé à l’aide d’outils bioinformatiques pour 1) examiner la composition de la communauté bactérienne (profilage du gène de l’ARNr 16S) et 2) les fonctions que ces bactéries remplissent pour répondre aux besoins nutritionnels de leur hôte (PICRUSt2). L’équipe a découvert 448 voies nutritionnelles (448 voies MetaCyc), dont elle a vérifié l’enrichissement dans cinq types de régimes alimentaires de chauves-souris : frugivore (mangeur de fruits), insectivore (mangeur d’insectes), omnivore (mangeur de tout), carnivore (mangeur de poisson et/ou de viande) et sanguivore (mangeur de sang). 

Ils ont constaté que les fonctions prédites du microbiote étaient significativement différenciées par la taxonomie de l’hôte et – vous l’avez deviné – par son régime alimentaire. La question est bien sûr de savoir dans quelle mesure le régime alimentaire contribue à cette différence observée. Ingala et al. ont donc comparé les fonctions prédites du microbiome des différents groupes alimentaires pour voir si elles étaient significativement différentes ou non. Si l’on suit leur hypothèse, on pourrait s’attendre à ce que le régime le plus spécialisé, ou restreint, se distingue le plus. Or, ce sont les fonctions du microbiome des chauves-souris carnivores et insectivores qui se sont avérées les plus distinctes de celles de tous les autres groupes. Les fonctions du microbiome des chauves-souris vampires hyper-spécialisées étaient distinctes, mais elles ne pouvaient être distinguées de celles des chauves-souris omnivores.  Ces dernières, sans surprise, présentaient un certain chevauchement avec d’autres groupes alimentaires, mais se sont révélées distinctes des insectivores et des carnivores stricts (Fig. 2). 

Figure 2. Les fonctions du microbiote des chauves-souris diffèrent en fonction du régime alimentaire de l’hôte. Image créée dans BioRender.com, basée sur Ingala, M.R., Simmons, N.B., Dunbar, M. et al. You are more than what you eat : potentially adaptive enrichment of microbiome functions across bat dietary niches. anim microbiome 3, 82 (2021). https://doi.org/10.1186/s42523-021-00139-8.

Lorsque le groupe de recherche a comparé les fonctions du microbiome en termes d’alimentation primaire animale (animalivore) et d’alimentation primaire végétale (herbivore), il a trouvé 37 voies nutritionnelles enrichies de manière différente. Il convient de noter que les voies enrichies chez les chauves-souris herbivores étaient associées à la production d’acides aminés essentiels. Ces acides aminés ne peuvent pas être synthétisés de novo par l’hôte, ils doivent donc être présents dans l’alimentation ou produits par le métabolisme microbien et absorbés par l’intestin. Cela représente un défi nutritionnel pour les frugivores obligatoires, car les fruits sont déficients en protéines par rapport aux insectes, par exemple.

Cependant, les contributions métaboliques des microbes symbiotiques peuvent aider à compléter ces acides aminés essentiels. Ce phénomène a déjà été démontré chez un modèle de souris nourri avec un régime pauvre en protéines. D’autres fonctions enrichies dans ce groupe alimentaire étaient liées à la dégradation des glucides (par exemple, le glycogène et l’amidon) et à la biosynthèse de la vitamine B, le folate. Ceci est attendu car la plupart des fruits sont principalement constitués d’eau et d’hydrates de carbone simples. Les chauves-souris animalivores ont présenté un arsenal plus généralisé de fonctions microbiennes. Dans ce groupe alimentaire, la chauve-souris vampire se distingue par un microbiote intestinal caractérisé par la présence de Peptostreptococcaceae. Cette famille de bactéries a la rare capacité de fermenter les acides aminés, un processus métabolique qui s’avère très utile étant donné que le sang contient beaucoup de protéines. Pour vous donner une idée, le sang est composé à 78 % de liquide, mais sa phase cellulaire solide contient 93 % de protéines. Cela suggère que les microbes intestinaux peuvent remplir ou compléter des voies nutritionnelles critiques, telles que la synthèse des acides aminés essentiels, la biosynthèse des acides gras, la génération de cofacteurs et de vitamines, afin de fournir à leur hôte une nutrition adéquate (Fig. 3).

Figure 3. Des voies nutritionnelles spécifiques sont enrichies chez les chauves-souris animalivores par rapport aux chauves-souris herbivores. Partie supérieure: Différents aliments sont métabolisés par différentes bactéries dans l’intestin. Le régime alimentaire influence donc la composition bactérienne du microbiome intestinal et les fonctions que le microbiome peut remplir. Partie inférieure: Représentation visuelle des 37 fonctions du microbiome différentiellement enrichies observées chez les chauves-souris animalivores et herbivores, et des voies nutritionnelles associées. Image créée dans BioRender.com à partir de Ingala, M.R., Simmons, N.B., Dunbar, M. et al. You are more than what you eat : potentially adaptive enrichment of microbiome functions across bat dietary niches. anim microbiome 3, 82 (2021). https://doi.org/10.1186/s42523-021-00139-8. 

Ingala et al. ont donc réussi à montrer un lien clair entre le métabolisme bactérien et le régime alimentaire de l’hôte, ce qui se traduit par des voies nutritionnelles enrichies différemment. Mais quelle est la force de ce lien ? Peut-on déterminer le régime alimentaire de l’hôte à partir de la composition fonctionnelle du microbiome ? Pour tenter de répondre à cette question, Ingala et al. ont mené une analyse spécifique, appelée analyse Random Forest, afin de vérifier s’ils pouvaient classer les chauves-souris en groupes alimentaires ainsi qu’en familles et genres d’hôtes sur la base de leurs microbiomes intestinaux. Le modèle a réussi à prédire le régime alimentaire des hôtes sur la base des microbiomes intestinaux (taux de précision compris entre 80 et 85 %). Cependant, il a surtout réussi à identifier les chauves-souris principalement animalivores et a obtenu des résultats nettement moins bons pour les animaux omnivores et ceux qui se nourrissent de plantes. En outre, le modèle n’a pas pu prédire la famille ou le genre de l’hôte sur la base des seules fonctions du microbiome. Ainsi, il semble que si les fonctions du microbiome peuvent être caractéristiques du régime alimentaire de l’hôte, elles ne sont pas assez robustes pour distinguer des hôtes apparentés. 

Dans l’ensemble, Ingala et al. ont fourni des résultats qui indiquent que les chauves-souris peuvent compter sur leurs symbiotes intestinaux pour remplir des rôles métaboliques essentiels qui s’alignent sur l’écologie alimentaire de l’hôte. La force de cette interaction hôte-microbe dépend probablement du degré de spécialisation alimentaire de l’hôte (par exemple, strictement frugivore ou occasionnellement insectivore). Donc, oui, il semble y avoir un fondement scientifique à la phrase trop familière “vous êtes ce que vous mangez”. Cependant, quelques questions essentielles demeurent : 1) Dans quelle mesure le régime alimentaire de l’hôte doit-il être spécifique pour que nous puissions le distinguer des autres sur la base des fonctions du microbiome ? 2) Quel est l’impact précis des interactions hôte-microbe sur la diversité de l’hôte ? et 3) Ces fonctions du microbiome sont-elles soumises à une pression sélective ? Je suis persuadé que les études à venir apporteront des réponses passionnantes sur ce sujet fascinant. 


Article original: Ingala, M.R., Simmons, N.B., Dunbar, M. et al. You are more than what you eat: potentially adaptive enrichment of microbiome functions across bat dietary niches. anim microbiome 3, 82 (2021). https://doi.org/10.1186/s42523-021-00139-8

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Traduit par Lucie Malard