
De la microbiologie pour ceux qui ont les crocs
Évolution du mode de vie pathogène des champignons
On dit que sur le milliard d’infections humaines causées par des champignons pathogènes chaque année, plus de 300 millions de personnes sont atteintes d’une infection fongique grave, avec plus de 1,6 million de décès dans le monde. En outre, seules 30 des 600 espèces de champignons répertoriées sont connues pour infecter régulièrement l’homme.
Malgré leur présence évidente dans la société et l’énorme fardeau annuel qu’ils représentent dans le monde, les champignons, contrairement aux infections virales et bactériennes, ont été (gravement) sous-estimés et peu étudiés. Cela a été réaffirmé par Arturo Casadevall lors d’un atelier (2011), où il a déclaré que moins de 10 % des 1,5 million de champignons estimés ont été formellement décrits. Au cours du même atelier, David Relman a déclaré que l’angle mort de la distribution de la biogéographie fongique reflétait notre “conscience de la situation assez faible”.
Dans son récent article de synthèse publié dans Nature, Antonis Rokas (2022), tout en discutant des aspects évolutifs de la pathogénicité fongique humaine, suggère que la nature opportuniste inhérente des champignons explique pourquoi et comment ces pathogènes ont échappé à l’attention. C’est pourquoi chaque champignon peut constituer une menace en tant que pathogène potentiel.
Qu’est-ce que cette “pathogénicité fongique”, demandez-vous ? Eh bien, Antonis la définit comme “le résultat d’interactions complexes entre les agents pathogènes, les hôtes humains et leurs environnements“.
Comme on l’a observé au cours des dernières décennies, les agents pathogènes fongiques ont présenté de nombreux traits et éléments génétiques uniques qui ont favorisé leur virulence pour survivre et prospérer chez l’homme. Les avantages évolués de la virulence ne sont certainement pas utiles comme déterminants d’une maladie ni particulièrement uniques, mais on suppose qu’ils sont apparus pour la survie des champignons indépendamment de la voie d’infection humaine. Néanmoins, ces avantages sont toujours présents pour assurer leur croissance et leur survie dans l’environnement de l’hôte.
C’est pourquoi, dit-il, “pour comprendre la virulence des champignons, il faut comprendre l’histoire naturelle, l’écologie et les adaptations des champignons qui facilitent leur succès dans leur environnement naturel.”

On suppose que de nombreux champignons pathogènes majeurs ont évolué de manière répétée et indépendante des non-pathogènes à travers certaines lignées majeures, et ceci est souvent représenté comme un concept d’évolution convergente. Un exemple de cette évolution convergente est celui des champignons dimorphiques (C. albicans, Histoplasma, Blastomyces et C. neoformans), qui peuvent passer de leur état mycélien filamenteux à celui de levure.
Les champignons pathogènes pour l’homme diffèrent grandement dans leurs stratégies d’adaptation aux modes de vie pathogènes. L’évolution répétée suggère que ces agents pathogènes ont pu développer certains traits pré-adaptés qui leur permettent d’infecter l’homme. Aspergillus, associé à la tristement célèbre aspergillose, a évolué de multiples fois à travers A. fumigatus et A.flavus. Les levures bourgeonnantes ont évolué au moins cinq fois ( !) indépendamment dans Candida glabrata, Candida albicans, et le pathogène émergent Candida auris, qui causent la candidose. Dans ce cas, on a observé une évolution radicale de la pathogénicité, ce qui représente un énorme fardeau pour le secteur de la santé.

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Les gènes et les caractéristiques qui contribuent à diverses formes de comportement pathogène se situent au niveau des lignées, des espèces et même des souches. Le niveau des souches est intéressant à deux égards : du point de vue de l’évolution et de la pertinence clinique. La compréhension du premier point de vue nous permet d’apprécier la génétique sous-jacente des organismes, tandis que l’intérêt clinique nous aide à comprendre la virulence associée et le profil de résistance aux médicaments antifongiques. Les souches de C. albicans et A. fumigatus, en particulier, ont été remarquées pour leur grande hétérogénéité génomique et phénotypique (différences d’apparence observées) en ce qui concerne la virulence et le profil de résistance aux médicaments.
Les variations génétiques qui influencent les variations pathogènes peuvent se présenter sous la forme de changements majeurs qui influencent d’énormes parties, voire l’ensemble du génome, ou de changements à petite échelle affectant une région génomique individuelle. Ces grands changements peuvent provenir d’événements tels que l’hybridation, la variation de la ploïdie et/ou le déplacement de transposons. D’autre part, les petits changements comprennent la duplication de gènes, la perte de gènes, le transfert horizontal de gènes, la modification du nombre de copies, etc. Cela donne évidemment lieu à d’autres variations des mécanismes ainsi qu’à des stratégies de diversification qui encouragent les champignons à survivre et à prospérer au sein du système hôte humain.

La capacité à coloniser de nouvelles niches écologiques souligne également leur nature polyvalente. Une fois que les champignons s’associent aux humains, ils s’adaptent en divergeant de leur phénotype naturel. Ces infections fongiques au sein des organismes humains peuvent survenir à la suite d’épidémies zoonotiques ou par le biais de spores présentes dans l’environnement.
Les caractéristiques écologiques qui favorisent la pathogénèse fongique chez l’homme comprennent la répartition biogéographique, la thermotolérance à la température corporelle normale, l’adaptabilité à des niveaux d’oxygène variables, l’accouplement par rapport à la reproduction asexuée, l’évasion de la prédation, etc. Ces facteurs nous permettent de différencier les agents pathogènes de leurs homologues non virulents et nous aident à comprendre le moteur de l’évolution de la pathogénicité.
Un exemple remarquable de pathogénicité évoluée à partir de traits écologiques a été illustré par Patrícia Albuquerque et al (2019). Selon eux, l’exposition répétée de Paracoccidioides à des amibes prédatrices a augmenté la capacité de ces champignons à infecter les souris et à survivre aux macrophages des mammifères. Cela implique que les champignons ont trouvé un moyen approprié d’échapper à une stratégie de protection majeure (macrophages) de notre système immunitaire humain et que l’infection des souris correspond à la nature pathogène de notre coupable. Une tendance similaire a été observée chez le champignon Cryptococcus qui, lors de son exposition à l’amibe, a présenté une croissance pseudohyphale plutôt que levurienne (forme unicellulaire) suivie d’une résistance aux macrophages au prix d’une réduction de sa virulence. Ces deux exemples montrent que lors d’une exposition répétée à des prédateurs naturels, les champignons s’adaptent de manière originale et intéressante – parfois en compromettant leurs caractéristiques avantageuses (telles que la virulence) ou même en changeant de forme – pour pouvoir prospérer dans l’environnement de l’hôte.

Par ailleurs, il est désormais possible de relier les variations génotypiques et phénotypiques des champignons grâce à diverses techniques analytiques telles que l’écologie inverse, les méthodes phylogénétiques et les études d’association à l’échelle du génome. Les traits virulents peuvent également être disséqués par des outils génétiques et moléculaires tels que le séquençage du génome.
Mais nous ne savons toujours pas dans quelle mesure les divers phénotypes observés ont une base génétique, ce qui pose un problème pour cibler les voies métaboliques afin de développer des vaccins et des médicaments antifongiques. Il nous reste également à explorer le mode de vie naturel de ces champignons et à déterminer comment l’environnement de l’hôte humain correspond à l’environnement extérieur dans lequel ces organismes prospèrent tout aussi bien. En bref, nous avons encore beaucoup à apprendre sur l’écologie et l’histoire naturelle des champignons !
Et maintenant, si vous vous demandez encore : pourquoi s’intéresser à l’écologie du monde des champignons ? Voici pourquoi : la compréhension de leur histoire naturelle et de leur écologie évolutive nous aide à comprendre comment les caractéristiques liées aux maladies ont évolué de manière indépendante et répétée au fil du temps. La détection et la compréhension de ces caractéristiques d’infection et des mécanismes sous-jacents permettant une telle pathogénicité (dévastatrice) peuvent nous permettre d’élaborer des stratégies pour prédire l’émergence d’agents pathogènes fongiques et développer des médicaments pour atténuer les effets désastreux des infections fongiques, ainsi que pour combattre les agents pathogènes responsables. L’exploration du monde des champignons et le décryptage de leurs voies sournoises de virulence méritent vraiment d’être étudiés, n’est-ce pas ?
Article original : Rokas, A. Evolution of the human pathogenic lifestyle in fungi. Nat Microbiol 7, 607–619 (2022). https://doi.org/10.1038/s41564-022-01112-0
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Traduit par Anaïs Biclot