Une histoire de coopération microbienne

                              

De la microbiologie pour ceux qui ont les crocs


Une histoire de coopération microbienne

Les microbes sont omniprésents et sont utilisés depuis des siècles pour améliorer notre alimentation. Pour fabriquer du fromage, par exemple, une communauté de microbes consomme du lactose et excrète des composés plus savoureux tels que l’acide lactique. Ce n’est que récemment que nous avons commencé à comprendre quels sont les microbes impliqués et comment ils fonctionnent. Nous savons maintenant que les principaux microbes impliqués sont Lactococcus lactis, Lactococcus cremoris et Streptococcus thermophilus. Cependant, on ignore encore largement si et comment ces trois souches interagissent, et encore moins dans le contexte complexe de la fabrication du fromage.

Pour percer les mystères du processus de fabrication du fromage, des chercheurs ont étudié les interactions entre ces principaux acteurs microbiens dans une étude récente. La présence de certains microbes favorise-t-elle la croissance des autres ? Et échangent-ils des nutriments ? À long terme, ces connaissances pourraient contribuer à améliorer le processus de fabrication du fromage : si l’on sait quelles espèces et quels composés sont essentiels à la saveur, on peut stimuler ou limiter leur présence. Plus généralement, ce type de recherche contribue à faire évoluer l’étude des interactions microbiennes dans les écosystèmes complexes et à développer des techniques et des méthodes pour étudier les microbes dans leur environnement naturel.

Au cours d’une expérience de fabrication de cheddar qui a duré un an, les chercheurs ont suivi les microbes et les composés aromatiques présents dans le fromage. Ils ont fabriqué le fromage plusieurs fois en parallèle, en omettant à chaque fois l’un des principaux microbes, pour voir comment leur absence modifierait le processus.

The microbes present in the Starter Lactic Acid Bacteria (SLAB) culture for making cheddar cheese. S. thermophilus, L. cremoris, L. lactis. L. blend
Les microbes présents dans la culture de bactéries lactiques de départ (SLAB) pour la fabrication de fromage cheddar. Source de l’image : Melkonion et al

Diverses techniques ont été utilisées dans le cadre de cette étude :

  • Génomique : quels sont les gènes présents dans tel ou tel microbe ? Cela donne des informations sur les fonctions potentielles de chaque microbe au sein de la communauté.
  • Métatranscriptomique : quels sont les gènes exprimés par chacun des microbes ? Cela permet de savoir quels gènes sont actifs et quelle fonction chaque microbe exécute à un moment précis du processus de fabrication du fromage.
  • Métabolomique ciblée : les chercheurs ont recherché la présence de composés aromatiques spécifiques (métabolites) dans le mélange de fromages. Si l’absence d’un microbe entraîne une absence de composé A, on peut en conclure que ce microbe est en quelque sorte responsable de la production du composé A.
  • Modélisation métabolique à l’échelle du génome : compte tenu des gènes connus de chaque organisme, il est possible d’établir une carte des réactions que chaque microbe peut potentiellement exécuter. Ensuite, compte tenu des conditions et d’un algorithme d’optimisation, les chercheurs ont pu calculer les réactions les plus probables que les bactéries exécutent. Cela a permis d’obtenir des informations sur les composés susceptibles d’être échangés.
From the genome, individual maps (Genome-scale metabolics models or GEMs) are made of the potential reactions that each organism can execute. Based on these, interactions between the members of the community are predicted.
À partir du génome, des cartes individuelles (modèles métaboliques à l’échelle du génome ou GEM) sont établies pour les réactions potentielles que chaque organisme peut exécuter. Sur cette base, les interactions entre les membres de la communauté sont prédites. Source de l’image : Melkonion et al.

À l’aide de ces techniques, les chercheurs ont trouvé de fortes indications d’alimentation croisée dans la communauté, ce qui signifie qu’un composé est échangé entre deux ou plusieurs microbes. Les indications de cette interaction sont les suivantes :

  • Lorsque S. thermophilus est exclu du mélange, les microbes Lactococcus se développent moins bien. Cela indique que le premier est en quelque sorte nécessaire à la croissance du second.
  • Lorsque S. thermophilus est exclu du mélange, les résultats de la métabolomique ciblée changent : différents composés sont présents dans le fromage. Cela indique que S. thermophilus a un impact sur la composition du fromage et modifie l’environnement des autres microbes présents.
  • Les résultats de la modélisation métabolique indiquent que S. thermophilus exporte un composé appelé valine, qui est absorbé par les autres espèces de la communauté.
  • Les résultats de la transcriptomique montrent que les gènes de production de valine sont effectivement actifs chez S. thermophilus, ainsi que les gènes nécessaires à l’exportation de ce composé.
Le modèle métabolique prédit que S. thermophilus excrète de la valine, qui est probablement absorbée par Lactococcus. Créé avec BioRender.com

Outre l’indication d’une alimentation croisée dans la communauté, les chercheurs ont également trouvé le microbe qui semble avoir le plus d’impact sur la saveur du cheddar : Lactococcus cremoris. Lorsque cette espèce est exclue, les chercheurs constatent des quantités plus élevées d’acétoïne et de diacétyle, des composés connus pour avoir un impact positif sur la saveur du fromage en petites quantités – ils donnent un goût de beurre – mais qui n’ont pas bon goût en concentrations plus élevées. Les résultats génomiques et transcriptomiques confirment également que les gènes impliqués dans l’absorption de ces composés sont présents et actifs principalement chez Lactococcus cremoris.

L’étude utilise un ensemble impressionnant de techniques pour étudier les microbes naturellement présents dans le cheddar et montre que les bactéries ont un impact sur la croissance des autres. Il s’agit d’un premier pas vers la compréhension des microbes dans les environnements naturels et vers l’amélioration du processus de production du fromage en ajustant la composition des espèces.


Article original: Melkonian, C., Zorrilla, F., Kjærbølling, I. et al. Microbial interactions shape cheese flavour formation. Nat Commun 14, 8348 (2023). https://doi.org/10.1038/s41467-023-41059-2

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